14

 

Crâne, située à environ une heure de route de ma ville, avait fait partie des nombreuses bases militaires que le gouvernement avait fermées dans les années quatre-vingt. Du moins, elle était censée en avoir fait partie. Cependant, pour une raison quelconque, ça ne s’était jamais produit. En tout cas, pas entièrement, en dépit des histoires que le journal local avait rapportées à propos d’employés du coin, types de la maintenance ou cuisiniers, qui avaient perdu leur boulot. Les chasseurs de l’armée qui passaient leur temps à franchir le mur du son au-dessus de nos têtes n’avaient pas disparu, eux, et des gars en uniforme continuaient à fréquenter régulièrement les restaurants de mon père, alors que la base avait soi-disant bouclé ses portes depuis longtemps.

Dans sa période la plus paranoïaque, Douglas s’était entêté à soutenir que Crâne était comme la Zone 51[34]. Cet endroit où l’armée jure ne pas posséder de base, ce qui n’empêche pas les gens d’y apercevoir des éclairs de lumière jusque tard dans la nuit.

Lorsque j’y suis arrivée, rien ne laissait entendre que quiconque s’efforçait de cacher qu’elle était encore ouverte. Et elle n’avait pas l’air négligé non plus. Le lieu était plutôt coquet, pelouses soigneusement tondues, et chaque chose à sa place. Je n’ai pas aperçu de hangars géants dissimulant des vaisseaux spatiaux, quoiqu’ils aient fort bien pu les planquer dans des souterrains, rappelez-vous Indépendance Day.

Tout de suite après m’avoir présentée à sa collègue l’Agent Spécial Smith, laquelle arborait de jolies perles à ses oreilles et paraissait avoir remplacé son ancien équipier, l’Agent Spécial Davies (en congé maladie… houps ! ma faute), l’Agent Spécial Johnson nous a montré, à mon père et à moi, la chambre où je serais logée. Plutôt chouette d’ailleurs, un peu comme à l’hôtel, avec télé, téléphone, et tout le tralala. Pas de fontaine à limonade, ce qui m’a tranquillisée.

Puis l’Agent Spécial Smith nous a conduits dans un autre bâtiment, où nous avons rencontré des mecs de l’armée, un colonel qui m’a serré la main trop fort et un lieutenant boutonneux qui n’a pas arrêté de reluquer mon jean comme si c’était des cuissardes.

Ensuite, le colonel nous a amenés dans un troisième immeuble, où un tas de toubibs ont paru super excités de me voir et ont affirmé à mon père que j’étais entre les mains des meilleurs. Malgré ces assurances et son envie de regagner ses restaurants, mon père refusait de partir et posait des questions à tout-va. Genre : l’Agent Spécial Smith l’appellerait-elle au cas où j’aurais besoin de quelque chose au beau milieu de la nuit ? Qui veillerait à ce que je mange correctement ? C’était des plus gênants.

Enfin, l’un des médecins, dont le badge disait qu’elle s’appelait Helen Shifton, a décrété que l’équipe était prête, et que je téléphonerais à la maison sitôt que j’aurais regagné ma chambre. Il est devenu si évident qu’ils souhaitaient son départ que mon père s’est exécuté en promettant de revenir me chercher la semaine suivante. D’ici là, nous espérions tous les deux que le cirque déclenché par les gens de la presse se serait calmé, et que je pourrais rentrer chez nous.

Il m’a serrée dans ses bras, en plein devant tout le monde, et a déposé un baiser sur mon front. J’ai joué celle qui n’appréciait guère mais, quand il a eu disparu, je n’ai pu m’empêcher de me sentir un peu…

Effrayée ?

Ce que je n’ai pas confié au Dr Shifton, évidemment. Quand elle m’a demandé si ça allait, j’ai répondu que oui.

Elle n’a pas dû me croire, parce qu’elle et une infirmière m’ont soumise à tout une batterie d’examens, la totale, prise de sang, palpations et autres trucs pas sympas. Elles ont vérifié ma pression artérielle, mon cholestérol, mon cœur, ma gorge, mes oreilles, mes yeux, la plante de mes pieds. Elles ont aussi voulu pratiquer un examen gynécologique, alors je les ai laissées faire. J’ai profité qu’elles inspectaient mon sous-sol pour me renseigner sur la contraception et autres curiosités du même acabit, parce que je risquais d’en avoir besoin un beau jour. Quand j’aurais quarante ans, genre.

Le Dr Shifton a pris ça très bien – je doute que mon médecin de famille aurait été aussi cool –, a répondu à toutes mes questions et a fini par déclarer que tout paraissait normal. Elle a même examiné ma cicatrice, celle que l’éclair avait provoquée, et a affirmé qu’elle semblait pâlir et que, dans quelque temps, elle s’effacerait sans doute complètement.

— Dans ce cas, mes super-pouvoirs s’en iront-ils aussi ?

Je me suis prise à espérer. Je commençais à trouver un peu trop accablantes à mon goût les responsabilités qu’impliquait mon don.

Elle n’en avait aucune idée.

Ensuite, elle m’a invitée à m’allonger dans un grand tube et m’a ordonné de rester parfaitement immobile pendant qu’elle prenait des photos de mon cerveau. J’étais censée ne penser à rien, mais j’ai quand même pensé à Rob. Les clichés devaient être bons cependant, parce que, après, elle m’a ordonné de me rhabiller et s’est esquivée. L’a remplacée un petit bonhomme sans un poil sur le caillou, qui m’a bombardée de questions carrément barbantes, comme mes rêves, ma vie sexuelle et j’en passe. Bien que ma vie sexuelle ait montré ces derniers temps – quoique trop brièvement, hélas – des signes encourageants d’amélioration, je n’avais pas grand-chose à lui raconter. Quant à mes songes, ils étaient plutôt ennuyeux, se réduisant pour l’essentiel à un épisode où j’oubliais comment jouer de la flûte juste avant de relever le défi que m’avait lancé Karen Sue Hanky.

Toutefois, quand le gnome au crâne d’œuf s’est mis à m’entreprendre sur Douglas, je me suis un peu énervée. Et d’abord, comment diable le gouvernement américain était-il au courant de la tentative de suicide de mon frère ? En tout cas, lui l’était, et lorsqu’il a commencé à me cuisiner à ce sujet, je l’ai remballé vertement. Ça a semblé éminemment intéresser le nain déplumé, qui a voulu savoir pourquoi.

— Vous ne seriez pas sur la défensive, vous, si un parfait inconnu se mettait à vous harceler de questions à propos de votre frère schizophrène ?

Il a soutenu que non, à moins d’avoir des choses à cacher.

Ce à quoi j’ai rétorqué que la seule chose que j’avais à cacher, c’était mon envie de lui en coller cinq dans le dentier. Il m’a alors demandé si j’étais toujours aussi agressive quand je parlais de ma famille, alors je me suis levée, j’ai quitté son bureau et j’ai informé le Dr Shifton que je voulais rentrer chez moi.

Il ne m’a pas échappé qu’elle était furax après le microbe coiffé en peau de fesse, même si elle ne s’est pas autorisée à le montrer, étant une grande professionnelle, et tout et tout. Elle lui a juste balancé qu’elle estimait que notre conversation avait assez duré. Il s’est tassé sur lui-même en me jetant un regard noir, comme si je lui avais gâché sa journée. Plus tard, le Dr Shifton m’a assuré que je ne devais pas me soucier du chauve riquiqui : ce n’était qu’un freudien, et personne n’avait beaucoup d’estime pour lui.

Après, ç’a été l’heure de déjeuner. L’Agent Spécial Smith m’a emmenée à la cafétéria, qui était située dans un énième bâtiment. La nourriture n’était pas mauvaise, mieux qu’au lycée, même. J’ai pris du poulet rôti et de la purée. J’ai remarqué que le rabougri sans tifs était là, lui aussi. Il a contemplé mon repas et a griffonné quelque chose dans un petit carnet. Je l’ai aussitôt signalé à l’Agent Spécial Smith, qui m’a conseillé de l’ignorer. D’après elle, ce type souffrait sûrement d’un complexe.

Comme il n’y avait personne de mon âge dans les alentours, j’ai mangé avec l’Agent Spécial Smith. J’en ai profité pour me renseigner sur la façon dont on entrait au FBI. Elle a été sympa, n’éludant aucune de mes questions. Elle m’a confié être une experte en tir, même si elle n’avait encore jamais tué personne, bien qu’elle ait tenu en joue des dizaines de personnes. Elle est allée jusqu’à sortir son flingue de son holster pour me le montrer. Il était super, vachement lourd. Je veux le même, mais j’attendrai d’avoir dix-huit ans.

Encore une chose pour laquelle je vais devoir attendre d’avoir dix-huit ans !

Après le repas, le Dr Shifton m’a envoyée dans le bureau d’un autre médecin, et nous avons joué aux cartes pendant une demi-heure parfaitement rasoir. Il tenait les cartes sous son nez, et j’étais supposée lui dire quelle suite elles formaient.

— J’en sais rien, me suis-je insurgée, vous vous arrangez pour que je ne les voie pas !

Apparemment, il fallait que je devine. Je me suis trompée neuf fois sur dix. Le gars a eu beau affirmer que c’était normal, j’ai bien vu qu’il était déçu.

Puis une drôle de dame maigre comme un coucou a essayé de me faire déplacer mentalement des objets. J’ai eu tellement pitié d’elle que je me suis démenée comme une diablesse pour y parvenir. En vain, évidemment. Alors, elle m’a conduite dans une pièce qui ressemblait au labo de langues du bahut, j’ai dû mettre des écouteurs, et j’étais plutôt contente, car je croyais qu’on allait me passer un film. Sauf que le médecin qui gérait ça, un gars hyper nerveux, m’a annoncé qu’il n’y aurait pas de film, juste des photos. Je devais me borner à les regarder.

— Suis-je censée me rappeler à quoi ces gens ressemblent ? Il y aura un questionnaire ?

— Non, pas de questionnaire.

— Dans ce cas, je ne vois pas l’intérêt, ai-je boudé.

Les photos défilaient sur un écran, et j’en avais déjà ma claque. Elles étaient d’une banalité navrante. Que des hommes, en majorité blancs, certains vaguement arabes, quelques Noirs, une pincée d’Asiatiques, un soupçon d’Hispaniques. Pas de noms mentionnés, rien. C’était presque aussi barbant qu’une heure de colle. Les écouteurs déversaient du Mozart en boucle, pas très bien interprété, si je puis me permettre. En tout cas, le flûtiste était nul. Ça manquait de vie, vous voyez ?

Au bout d’un moment, j’ai retiré les écouteurs et j’ai demandé à faire une pause. Le médecin a carrément ventilé et s’est inquiété de savoir si j’avais envie d’aller aux toilettes. J’ai failli lui répondre que je m’ennuyais juste comme un rat mort, mais je ne voulais pas les offenser, lui et son expérience, alors je me suis ravisée et j’ai remis les écouteurs.

Blanc d’âge moyen. Blanc d’âge moyen. Asiatique d’âge moyen. Arabe plutôt craquant, un peu comme ce mec de La Momie, mais sans les tatouages faciaux. Blanc d’âge moyen. Blanc d’âge moyen. Qu’est-ce qu’on allait manger, ce soir ? Vieux Blanc. Type ayant une tronche de tueur en série. Blanc d’âge moyen. Blanc d’âge moyen.

Enfin, après ce qui m’a paru durer un an, le Dr Shifton est revenue, m’a félicitée et m’a annoncé que j’avais quartier libre pour le reste de la journée.

Le reste de la journée, c’était un peu vite dit ! Elle était déjà bien entamée, la journée ! Il était quinze heures. À la maison, j’aurais été en retenue. Une vague de nostalgie s’est emparée de moi. Non mais vous y croyez, vous ? Mon heure de colle quotidienne me manquait. Mlle Clemmings, les W… et Rob, bien sûr.

Qui m’est aussitôt sorti de l’esprit, cependant, lorsque l’Agent Spécial Smith s’est enquise de savoir si j’avais emporté un maillot. Figurez-vous que la base était équipée d’une piscine. Comme je n’avais pas de tenue, l’Agent Spécial Smith m’a conduite dans un centre commercial voisin, et je me suis acheté un maillot à tout casser ainsi qu’une PlayStation, avant de retourner nager. Tout ça aux frais de l’État.

Il faisait chaud, et le soleil tapait dur en dépit de l’heure. M’étendant sur une chaise longue, j’ai observé les autres baigneurs. Pour l’essentiel, des femmes et de jeunes enfants. Les épouses des hommes de la base, sans doute. Quelques gamins parmi les plus âgés jouaient à Marco Polo. Je me suis allongée et j’ai fermé les paupières, jouissant de la brûlure du soleil sur ma peau. C’était agréable, et j’ai commencé à me détendre, pour la première fois ce jour-là. Je me suis dit que peut-être tout irait bien, au bout du compte. L’odeur du chlore, une odeur de propre piquante et plaisante, avivait les sens. Tout finit toujours par s’arranger, non ?

Le bruit des enfants jouant m’emplissait les oreilles.

— Marco !

Suivi d’un plouf.

— Polo !

Un autre plouf.

— Marco !

Plouf.

— Polo !

Plouf. Des rires.

— Marco !

Plouf.

— Polo !

Plouf. Des hurlements. Des éclats de rire hystériques.

J’ai dû m’endormir, parce que j’ai fait un rêve étrange. Je me tenais devant une énorme masse d’eau.

Autour de moi, des enfants. Des centaines, des milliers de moutards. Des grands, des petits. Des gros, des maigres. Des Blancs, des Noirs. Toute la palette des gosses imaginable. Soudain, ils se mettaient tous à me crier : « Polo ! » « Polo ! » Plouf. Des cris. « Polo ! » Plouf. Des cris. Moi, pendant ce temps, je nageais dans tous les sens en m’efforçant de les attraper. Sauf que ce n’était pas un jeu. Je n’étais pas Marco. Je ne réussissais à en coincer aucun, ils étaient balayés par des rapides et jetés par-dessus une cascade de soixante mètres de haut. Ils s’écrasaient en bas en hurlant. Horrible !

J’ai continué ainsi de nager à en perdre haleine, repoussant les enfants les uns derrière les autres pour les mettre en sécurité, mais ils étaient aussitôt rattrapés par le courant et engloutis loin de moi. C’était atroce. Les mômes me glissaient entre les doigts pour plonger vers leur mort. Ils ne criaient plus « Polo ! », d’ailleurs. En mourant, ils criaient mon nom.

— Jess ! Jess ! Jessica, réveillez-vous !

J’ai ouvert les yeux. L’Agent Spécial Smith était penchée sur moi. J’étais toujours vautrée sur mon transat, mais quelque chose n’était pas normal. J’étais seule. Les mères et leurs marmots étaient rentrés chez eux. Le soleil était presque couché. Seuls quelques ultimes rayons éclairaient le plancher en bois autour du bassin. Et la température avait brusquement chuté.

— Vous vous êtes endormie, m’a informée l’Agent Spécial Smith. J’ai l’impression que vous venez d’avoir un drôle de cauchemar. Ça va ?

— Ouais, ai-je répondu en m’asseyant.

Elle m’a tendu mon T-shirt.

— Houlà ! s’est-elle exclamée. Vous avez pris des coups de soleil. Nous aurions dû penser à la crème solaire.

Je me suis inspectée. J’étais écarlate.

— Ça sera bronzé demain, l’ai-je rassurée.

— C’était un sacré rêve, apparemment. Vous souhaitez m’en parler ?

— Pas spécialement.

J’ai regagné ma chambre où j’ai joué de la flûte. Après mes échauffements habituels, je me suis attaquée au morceau avec lequel Karen Sue Hanky avait déclaré vouloir me défier. Il était si facile que je me suis lancée dans des improvisations, ajoutant des trilles ici et là pour le rendre un peu plus jazzy. À la fin, il était difficile de voir que c’était le même air. Ma version était bien meilleure.

Pauvre Karen Sue ! Elle allait rester embourbée à vie au rang de quatrième flûte.

Je nettoyais mon instrument quand on a frappé à la porte.

— Entrez !

Pourvu que ce soit le service en chambre. J’étais affamée.

Pas de pot ! Ce n’était pas ça. C’était le colonel que j’avais rencontré le matin. Il était accompagné des Agents Spéciaux Smith et Johnson, ainsi que du médecin hypertendu qui m’avait forcée à regarder toutes ces photos de mecs banals. Il était plus nerveux que jamais, j’ignore pourquoi.

— Salut ! ai-je lancé à la cantonade.

Tous mataient ma flûte comme s’il s’était agi d’une mitraillette.

— C’est l’heure de manger ?

— Oui, a répondu l’Agent Spécial Johnson. Il suffit de passer commande.

Autant en profiter pour exiger le fin du fin.

— J’adorerais un Surf and Turf[35].

— Ça marche, a acquiescé le colonel en adressant un signe de tête à l’Agent Spécial Smith.

Cette dernière a sorti son portable, a composé un numéro et a entamé une conversation à voix basse. Nom d’un chien, quel sexisme ! L’Agent Spécial Smith appartenait au FBI, avait brillamment réussi ses études, était une championne de tir, mais c’était elle qui devait s’occuper de commander la bouffe.

Rappelez-moi de ne pas entrer au FBI quand je serai grande.

— Bon, a repris le colonel, j’ai appris que vous aviez fait une sieste, cet après-midi.

J’étais en train de ranger les différentes parties de ma flûte. Quelque chose dans sa voix m’a poussée à lever les yeux vers lui. Comme les types des photos, il était d’âge moyen et blanc. Il avait ce que les livres que nous sommes obligés d’étudier en cours de littérature appellent « des traits burinés », ce qui signifie qu’il paraissait avoir passé son existence au grand air. Pas bronzé comme moi, plutôt brûlé par le soleil et ridé. Plissant les yeux, il a continué :

— Vous n’auriez pas, durant ce petit somme, rêvé par hasard de l’un des hommes dont vous avez vu les portraits aujourd’hui avec le Dr Léonard, mademoiselle Mastriani ?

J’ai sursauté. Que se passait-il ? J’ai tourné la tête vers l’Agent Spécial Smith qui, ayant terminé sa communication, me dévisageait, pleine d’espoir.

— Rappelez-vous, Jessica, vous étiez toute retournée, quand je suis venue vous réveiller.

— Oui, ai-je acquiescé lentement, commençant à piger. Et alors ?

— Alors, j’ai averti le colonel Jenkins, qui se demande seulement si vous avez rêvé de l’un des hommes en photo.

— Non.

— Exactement ce que je pensais, est intervenu le Dr Léonard. Une phase de sommeil paradoxal est nécessaire pour que le phénomène se produise, colonel. Pendant une sieste, on l’atteint rarement.

Le colonel Jenkins m’a toisée en fronçant les sourcils.

— Vous croyez que ce sera pour demain matin, Léonard ? a-t-il grommelé.

Dans son uniforme bardé de médailles, il était drôlement impressionnant. Il avait sûrement participé à de grandes batailles.

— Absolument, colonel, s’est empressé de répondre l’autre avant de s’adresser à moi de sa petite voix nerveuse. Vous avez tendance à ne rêver de ces enfants disparus qu’après une bonne nuit de sommeil, n’est-ce pas, mademoiselle Mastriani ?

— Euh, oui.

— Dans ce cas, nous vérifierons demain matin, colonel.

— Je n’aime pas beaucoup ça, a rétorqué celui-ci, si fort que j’ai sursauté. Smith ?

L’Agent Spécial Smith s’est mise au garde-à-vous.

— Colonel ?

— Apportez les photos pour qu’elle les regarde une nouvelle fois ce soir avant de se coucher. Comme ça, elle les aura bien en tête.

— À vos ordres.

Reprenant son téléphone, elle s’est lancée dans une deuxième conversation inaudible.

— Nous fondons beaucoup d’espoir sur vous, jeune fille, m’a tancée le colonel Jenkins, en me scrutant longuement.

— Ah bon ?

— Oui. Des centaines d’hommes, des traîtres à la nation, échappent à la loi depuis bien trop longtemps. Mais maintenant que nous vous avons, ils vont pouvoir numéroter leurs abattis, n’est-ce pas ?

Ça m’a coupé le sifflet.

— N’est-ce pas ? a-t-il aboyé.

— Oui, colonel ! ai-je crié en tressaillant.

Ce qui a eu l’heur de lui plaire, apparemment. Il est parti, suivi par le Dr Léonard et les Agents Spéciaux Smith et Johnson. Peu après, un type en blouse de cuisinier est venu livrer des scampi de crevettes et un steak parfaitement cuit.

Je vous rassure, je ne suis pas complètement idiote. Il y avait beau ne pas avoir de fontaine à limonade dans ma chambre, je savais désormais à quoi m’en tenir. Le recueil de photos n’a pas tardé à arriver, et je l’ai feuilleté en mangeant, par acquit de conscience. Des traîtres, avait dit le colonel Jenkins. S’agissait-il d’espions ? D’assassins ? Certains avaient de sales bobines, les autres non. Et s’ils n’étaient ni meurtriers ni barbouzes ? S’ils étaient juste des gens qui, comme Sean, s’étaient retrouvés dans des situations délicates malgré eux ? Relevait-il de ma responsabilité de les retrouver ?

Je n’en avais aucune idée. Mieux valait que j’en parle à quelqu’un qui saurait.

J’ai donc appelé la maison. C’est ma mère qui a décroché. Elle m’a appris que l’hôpital avait relâché Dougie, et qu’il allait beaucoup mieux maintenant qu’il avait regagné sa chambre et que « l’excitation était retombée » (sic).

L’excitation en question s’était déplacée à l’extérieur de la base. Les camions des médias s’étaient rués à Crâne dès qu’ils avaient su que je m’y rendais. Cela n’a pas empêché ma mère de se lamenter en accusant mon père d’avoir déclenché l’épisode de Doug en l’obligeant à travailler au restaurant. Au bout d’un moment, incapable d’en supporter plus, j’ai fini par craquer.

— Arrête tes conneries, m’man. P’pa n’y est pour rien. C’est ma faute et celle de tous ces journalistes.

Du coup, elle s’en est prise à moi, me reprochant ma grossièreté. Exaspérée, je lui ai raccroché au nez sans avoir pu parler à mon paternel, alors qu’il était la raison de mon coup de fil.

Pour me réconforter, je me suis installée devant mon grand écran, et j’ai zappé. J’ai regardé Les Simpsons, puis un film où des mecs décidaient d’améliorer l’apparence d’une fille qui était pourtant très bien avant qu’ils ne posent leurs sales pattes sur elle. Je m’ennuyais tellement – Ruth aurait adoré, à cause de la transformation et tout – que j’ai encore une fois changé de chaîne.

Soudain, je me suis pétrifiée. J’étais tombée sur CNN.

Ils montraient une photo de moi.

Ce n’était pas le cliché ringard du lycée. Un reporter avait dû profiter de mon inattention pour prendre celui-là. Dessus, je riais. Je me suis demandé à propos de quoi. Je ne me rappelais pas m’être beaucoup marrée, ces derniers temps.

Puis un autre portrait a remplacé le mien. Sean. Sean Patrick O’Hanahan, qui ressemblait bien plus au garçon que j’avais rencontré, casquette de base-ball avec la visière derrière, taches de rousseur tranchant violemment sur son teint pâle.

J’ai monté le son.

— …l’ironie, c’est que ce garçonnet semble avoir disparu de nouveau, jacassait le journaliste. Les autorités nous ont informés que Sean s’était enfui de chez son père, à Chicago, hier avant l’aube, et qu’il n’avait plus donné signe de vie depuis. D’après nos sources, il serait parti de son plein gré et retournerait à Paoli, Indiana, où sa mère est actuellement emprisonnée, sans possibilité de libération sous caution, pour enlèvement et mise en danger de la vie d’un mineur…

Omondieu ! Ils avaient arrêté la mère de Sean. Ils l’avaient emprisonnée ! À cause de moi. À cause de ce que j’avais fait. Et maintenant, le gamin était en fuite. J’étais responsable. J’avais paressé au bord d’une piscine pendant que Sean était Dieu sait où, affrontant Dieu sait quelles épreuves afin de retrouver sa mère incarcérée. Qu’est-ce que ce morveux comptait faire, une fois à Paoli, nom d’un petit bonhomme ? Aider sa mère à s’évader ?

Par ma faute, ce gamin était seul et désespéré.

Eh bien, ça allait changer, ai-je décidé en éteignant le poste. Jusqu’à présent, il avait peut-être été seul, ce ne serait plus le cas dès le lendemain. Pourquoi ?

Parce que j’allais lui mettre la main dessus.

Ça avait marché une fois, la deuxième serait du gâteau.

Et j’étais bien déterminée à ne plus commettre d’impair.